L'INITIATIVE
Devant l'ampleur d'une telle tragédie, toutes les communes ont voulu très tôt honorer leur mort en leur édifiant un monument.
Dans son roman La Billebaude, éditions Denoël 1978, Henri Vincenot raconte de manière pittoresque comment le village qui aurait omis d'avoir un monument était montré du doigt et comment la pression social était forte.
"C'est ainsi qu'au café un dimanche d'hiver, une grave discussion éclata. Il s'agissait du monument aux morts de la Grande Guerre.
Des gens passaient dans la région, à ce moment-là, en disant à toit un chacun : "comment ? vous n'avez pas de monument? pourtant il y a un endroit tout trouvé, là, devant l'église, sur la place ! Il faut honorer vos morts ! ... Et on ne faisait pas faute de leur répondre : "Ce n'est pas tcela qui les fera revenir les pauvres malheureux !..."
Mais un jour, c'était pour l'Epiphanie, le père Tremblot décida de m'emmener chez mes grands-parents paternels ... En arrivant au village, devant l'école, sous l'escalier de l'église, on vit une équipe de terrassiers qui s'affairait, et l'on nous apprit qu'ils préparaient le soubassement du "monument aux morts"! Mon grand-père grogna :"Sacré milliards de vains dieux, ils sont foutus de l'avoir avant nous leur monument !
Le lendemain, notre maire réunissait le conseil, et, vingt minutes plus tard, la décision était prise. Nous aussi nous aurions notre monument !
Le plus difficile fut de choisir, car il existait des monuments de toutes formes, de toutes tailles ... On en parla passionnément dans les fermes ... on eut le choix heureux en s'accordant, d'urgence, sur une stèle de granit toute simple ...
La plupart des monuments aux morts ont été construits entre 1920 et 1922, même si certaines édifications se sont étalées sur toute l'entre-deux guerres. Partout s'affichait la volonté de l'ériger au plus vite.
Certains ont été même érigés au milieu des ruines.
Une délibération du conseil municipal de Epehy précise que la commune
"si cruellement éprouvée par l'invasion, n'a pas voulu attendre davantage pour honorer la mémoire de ses 58 enfants, tombés au Champ d'honneur pendant la guerre. Et c'est parmi les ruines qu'un monument, élevé en leur honneur, a été inauguré dimanche dernier".
(Le progrès de la Somme, 6 octobre 1921).
Le maire de la commune de Le Translay souligne avec fierté, dans son allocution, la précocité de l'édification du monument :
"notre commune, qui la première du canton a vu s'élever une pierre commémorative à ses Défenseurs, ne veut pas voir s'éteindre ce sentiment de Reconnaissance qui s'adresse principalement à ses Morts, véritables Héros de la Grande Guerre, sans oublier leurs frères d'armes, les mobilisés ..." (Bresle et Vimeuse, 19 novembre 1921).
Pour beaucoup cet hommage tardait trop. Ainsi peut-on lire dans le Journal de Montdidier du 1er août 1925 un appel d'un lecteur :
"Allons les rescapés de la grande et victorieuse guerre, haut les coeurs, n'oubliez pas vos frères martyrs, organisez vite des comités de souscription, ne remettez pas à demain ce que vous auriez dû faire déjà. Organisez-vous, faites appel à notre offrande et aux coeurs bien placés ; crevez les bas de soie et que chaque commune ait bientôt son monument, petit peut-être, dans sa simplicité, mais grand dans son suprême hommage".
Le conseil municipal de Valines adressa aux citoyens de la commune, dès le 11 novembre 1918, une lettre circulaire, exposant la nécessité d'édifier un monument aux morts, et faisant appel à la générosité de tous. Le monument réalisé par Albert Roze sera inauguré en 1920.
La pression de l'opinion publique poussait aussi les maires à ériger le monument au plus vite.
En 1921, le maire d'Embreville se vit réclamer par trois anciens combattants, en prose et en vers, le monument aux morts, qu'il ne paraissait pas pressé d'édifier :
"Pour ceux qui sont restés là-bas,
Pour leurs femmes et leurs enfants,
Pour ceux qui reviennent des combats,
Pour leurs descendants,
M. le Maire, vite un Monument !"
(Bresle et Vimeuse, 30 avril 1921)
Ailleurs, comme à Amiens, tout en remerciant le comité d'érection, on s'excuse de cet hommage tardif :
" au nom des familles de nos morts qui désespéraient de voir enfin rendu à leurs enfants le témoignage de reconnaissance qui leur était dû ". (Le Progrès de la Somme, 15 avril 1929)
L'initiative revient la plupart du temps aux communes : les conseils municipaux se réunissent afin de délibérer de l'opportunité de rendre hommage aux combattants disparus.
Ainsi, le 6 janvier 1921 à Nouvion, le conseil municipal décide l'érection d'un monument :
"pour perpétuer le souvenir des enfants de Nouvion qui ont fait de leur poitrine un rempart vivant à l'invasion de l'envahisseur ennemi".
Certaines communes expriment leurs exigences. Ainsi, dans une délibération du 4 février 1922 la commune de Nesle conclut un marché pour :
"un Monument en pierre granit belge de Soignies, pour le prix à forfait de 26.000 francs, rendu posé sur une fondation en béton et maçonnerie de 1m de profondeur. Le monument aura 5,53m de haut et une base de 3m de diamètre. Un sujet allégorique représentant un poilu casqué et armé sera sculpté en haut relief sur la face principale..."
A Briquemesnil, la délibération du conseil municipal du 21 mars 1920 décide l'érection d'un monument pour les enfants du pays "morts pour la France en défendant le sol sacré de la Patrie"
Partout s'affirme cette volonté profonde de perpétuer le souvenir des soldats tués au combat. Dans de nombreuses communes, un comité chargé de l'érection se constitue ; les amicales des Anciens combattants se manifestent largement.
Des monuments aux morts ont été érigés essentiellement grâce à la générosité des habitants de la commune.
Parfois, une inscription rappelle l'importance de la souscription publique.
A Manancourt-Etricourt, les anciens combattants demandèrent
"qu'un tableau d'honneur portant les noms des membres bienfaiteurs et donateurs" soit établi et remis à la municipalité qui en conserverait la garde. (AD 80 KZ 2520)
Des bénévoles, anciens combattants, jeunes filles, dames quêteuses, étaient chargés de recueillir des dons auprès des habitants.
"Les gardes champêtres passeront à domicile pour recueillir les souscriptions. Petits enfants, videz vos tirelires. Donnons tous très largement pour glorifier et perpétuer le souvenir de nos chers Morts qui, par leur sacrifice de leur vie, nous ont sauvé de la ruine et de l'esclavage"
Appel du comité d'érection du monument aux Morts de la commune de Quend. (Le Marquenterre, 30 octobre 1920)
Les journaux publient le montant des sommes obtenues (souscriptions, quêtes, ventes diverses ...) assorti parfois des remerciements du comité d'érection du monument comme à Chépy :
"Cette souscription magnifique, due à la générosité de tous les habitants, sans exception, s'est effectuée dans une large élan d'union et de concorde.
Elle prouve que chaque famille, à Chépy, tient à honorer et à perpétuer le glorieux souvenir des enfants de la petite Patrie, Morts pour que la grande Patrie puisse vivre dans la Paix."
(Bresle et Vimeuse, 5 décembre 1921)
Parfois le monument est dû à l'initiative personnelle : une famille durement touchée fait construire elle-même le monument d'Acheux-en-Amiénois.
A Bougainville, c'est la mère d'un jeune homme tué à la guerre qui prend en charge le monument.
A Proyart, l'imposant arc de triomphe a été financé par un enfant du pays pour honorer la mémoire de son fils tué à la guerre.
Pour certains monuments, l'exécution des travaux est prise en charge en partie par des particuliers : transports des matériaux, préparation du soubassement, motif décoratif voire sculpture.
Ainsi, à Liomer, d'après la délibération du Conseil du 7 juillet 1922,
"un conseiller municipal a fait gracieusement poser sur le monument élevé en l'honneur des enfants de la commune morts pour la France, un joli coq qui, comme une sentinelle vigilante, veille fièrement au repos de nos glorieux morts."
Le terrain ou sera érigé le monument peut être donné à la municipalité ou vendu pour un franc symbolique. Des industriels implantés localement ont parfois contribué à l'effort financier.
Emanant généralement d'une volonté collective, l'érection du monument aux morts doit tenir compte des désirs et opinions de tous mais aussi des lois.
Les projets de monuments aux morts constituant des témoignages de reconnaissance publique rendent un hommage officiel aux morts de la guerre.
Or la législation très centralisatrice issue de la Restauration attribuait au seul représentant du pouvoir exécutif - le président de la République - le pouvoir de décision concernant les hommages publics.
Ce conservatisme se réfère à l'ordonnance royale du 10 juillet 1816 qui stipule que :
"aucun hommage ne pourra être voté comme témoignage de la reconnaissance publique par les conseils généraux, conseils municipaux, gardes nationales ou tout autre corps civil ou militaire civil sans notre autorisation préalable ".
Autorisation soumise donc au pouvoir exécutif.
Cependant, après 1918, devant l'ampleur du phénomène et le nombre impressionnant des dossiers, le Président de la République, Alexandre Millerand, décrète que les préfets auront autorité pour statuer sur les projets de monuments aux morts. (décret du 15 juillet 1922)