LE CHOIX
Le choix du monument aux morts fut souvent source de conflits, religieux et politiques, entre les habitants, mais aussi entre la commune et les autorités.
Traditionnellement, le culte des morts appartenait à l'Eglise qui, après la guerre, a fait apposer une plaque dans de nombreuses églises.
Mais, vingt ans environ après la séparation de l'Eglise et de l'Etat, les municipalités veulent en général rendre un culte laïc à leurs morts. Des dissensions vont naître du choix du monument, de son emplacement et aussi de son ornementation. Certaines querelles seront portées en Conseil d'Etat.
La croix est un exemple significatif. Latine elle est le symbole de l'Eglise. Or la loi du 9 décembre 1905, dans son article 28 :
"interdit d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ... à l'exception ... des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ...".
En 1919, le Ministre de l'Intérieur règle ce problème en établissant une distinction entre les monuments commémoratifs :
"suivant qu'ils sont placés dans un cimetière ou sur une voie publique. En ce qui concerne les premiers, liberté entière doit être laissée aux municipalités pour l'ornementation ou les attributs dont elles voudront les revêtir ; quant aux seconds, ils ne doivent comporter aucun emblème religieux".
Exemple d'un échange de lettre entre la Préfecture de la Somme et la Mairie de Flesselles au sujet du monument aux morts.
Il s'agit d'un rappel de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905.
Des entreprises, prenant en compte ces éléments, transmettront à la municipalité des projets avec des variantes.
Pour le faîte du monument, choix entre le coq, la croix de guerre, la croix latine.
La commune de Fescamps dont le monument est prévu sur la place publique optera pour la croix de guerre.
Des différends naissent alors entre la Préfecture et les communes dont les monuments, bien que placés sur la voie publique, s'ornent de croix latines. Il fallut supprimer ce type d'ornementation ou placer le monument au cimetière.
La croix a été supprimée à Lamotte-en-Santerre (devenue Lamotte-Warfusée après fusion) au Meillard, entre autres exemples.
"On regrettera profondément que le sectarisme de quelques-uns ait fait supprimer du monument la croix que comportait le projet primitif".
(Le Messager de la Somme à propos du monument d'Allonville, 1920)
Mais la loi n'a pas toujours été respectée. La croix subsiste sur des monuments comme à Esclainvillers, Biaches et dans d'autres communes ; parfois c'est un calvaire qui a été édifié.
Ces antagonismes entre l’Eglise et l’Etat, de même que les rivalités, nommées "querelles de la croix" qui divisent les communes, témoignent de la persistance des difficultés engendrées par la loi de séparation.
Il semble néanmoins que le gouvernement, pour ne pas risquer un conflit ouvert avec les municipalités, se soit montré conciliant et modéré dans l’application de l’article qui posait problème.
« Quel préfet prendrait … le risque d’un conflit ouvert avec une population unanime ? Il n’est pas certain que, sous la Chambre bleu-horizon, le ministre lui-même n’ait pas conseillé aux préfets de fermer les yeux 166 . » Prost Antoine, Les anciens combattants et la société française. Tome III, Paris 1977, pp. 41
L’Etat, en dépit de l’article 28 de la loi de séparation, a su faire preuve d’indulgence et de tolérance envers les municipalités désireuses d’apposer des emblèmes religieux sur les monuments aux morts de la guerre.
Et les maires eux-mêmes souhaitent éviter les conflits avec les autorités ecclésiastiques et la population.
Ils optent alors pour une solution de compromis et font ériger le monument aux morts dans le cimetière. L’implantation dans ce lieu permet en effet de faire du monument un édifice funéraire, donc d’y faire figurer une croix ou tout autre symbole religieux.
Les monuments aux morts comportant des signes religieux ostensibles sont, en majorité, implantés dans le cimetière.
Comme on peut le lire dans une lettre du Sous-Préfet d'Abbeville au maire de Domvast, les autorités tenaient aussi à ce que les municipalités étudient
"un projet de monument commémoratif qui ne présente pas un caractère de sépulture familiale et qui réponde mieux à sa destination".
Réponse du conseil municipal réuni en session extraordinaire :
" Le Conseil estime que le monument portant à sa partie supérieure une Croix de guerre ... répond bien à sa destination ;
- considère que le monument commandé dès les premiers jours de la Paix, alors que l'Administration n'avait pas encore donné d'instructions pour les formalités à remplir, est presque terminé et que des modifications en augmenteraient le coût ;
- est d'avis de ne pas modifier le projet présenté" (délibération du 6 juillet 1920).
"Le plus difficile était de choisir, car il existait des monuments de toutes formes, de toutes tailles, depuis le fantassin de bronze, casqué et colorié qui meurt en levant les yeux bleus vers le buste radieux de la République, jusqu'au poulet gaulois dressé sur ses ergots, en passant par le soldat victorieux, sain et sauf, pressant sur son coeur un lourd drapeau de stuc. Et j'en passe, et des plus savoureux ... (Henri Vincenot, La Billebaude)
Pour l'édification de leur monument, les communes vont être aidées dans leur choix ; des entreprises vont leur proposer des monuments à choisir sur catalogue.
La concurrence sera féroce. Tous les moyens sont bons pour parvenir à conquérir un marché aussi vaste que florissant. A grand coup de publicité, de correspondances spécialisées, de catalogues adressés aux communes et aux particuliers, ces entreprises proposent un panel particulièrement diversifié d’édifices commémoratifs.
Il y en a pour toutes les bourses. On vante des prix toujours plus bas, des méthodes de fabrication à la pointe de la technologie et l’exclusivité des modèles proposés.
On compte également sur l’orgueil communal : chaque ville veut élever un monument au moins aussi beau que celui du village voisin. "Statuomanie", "marché du siècle", "fièvre commémorative", "commémorativite" ; les expressions et néologismes ne manquent pas pour qualifier le mouvement qui saisit la société française au lendemain de la Grande Guerre.
L’épisode représente l’âge d’or des sculpteurs, marbriers et autres entrepreneurs de monuments funèbres.
Parmi ces entreprises les plus connues : les fonderies de Tusey près de Vaucouleurs dans la Meuse, les fonderies du Val d'Osne, et les Marbreries générales Gourdon à Paris.
Spécialisées dans la fourniture d’édifices commémoratifs, les Marbreries Générales de Paris proposent un large éventail de poilus, d’obélisques, d’emblèmes religieux, funéraires ou patriotiques.
Il y en a pour toutes les bourses. Les prix proposés varient selon la taille, la complexité et la matière de l’édifice choisi.
Les clients choisissaient les différents éléments (poilu, victoire, obélisque, pyramide ..) qu'ils pouvaient faire assembler selon leur souhait. Cela leur permettait d'individualiser leur monument.
La reproduction du même modèle en plusieurs exemplaires en réduisait le coût.
Les marbreries Gourdon proposeront d'autres nombreux modèles : variantes de soldats au drapeau et autres monuments avec des thèmes variés, le tout assorti d'une feuille des tarifs.
Dans la Somme de nombreuses entreprises feront appel à cette entreprise pour une livraison clés en main.
L'entreprise Polacchi à Limoges enverra une circulaire aux communes pour présenter ses monuments.
Ce sont les fonderies du Val d'Osne qui fourniront la statue "la Victoire ailée" de la commune d'Omiécourt.
Ces entreprises, associées à des sculpteurs, offrent un choix de modèles fabriqués en série.
Ainsi, les établissements Jacomet, à Villedieu dans le Vaucluse, créent un modèle exclusif : LE POILU que l'on retrouvera dans de nombreuses communes du département.
Parmi d'autres artistes, les sculpteurs Eugène Benet et Charles-Henri Pourquet, ont signé des soldats bien typés, largement répandus sur tout le territoire.
Diffusé par les Fonderies du Val d'Osne, le soldat de Pourquet, "Résistance", en fonte bronzée, pesait 400 kg et coûtait 5300 F de l'époque. On le trouve à par exemple à Morisel et Dompierre-sur-Authie.
Celui de Benet " le soldat victorieux", vendu à plusieurs centaines d'exemplaires, était diffusé par les fonderies Durenne.
Il eut un grand succès et se rencontre, dans la Somme à Beauval, Cappy, Raincheval.
Autre sculpteur célèbre qui laissera de nombreuses oeuvres dans la Somme, Jules Déchin. Né à Lille il est l'auteur notamment du "Poilu mourant" et de la "France victorieuse", statues diffusées par les fonderies A. Durenne. On retrouvera ces deux statues regroupées pour le monument de Chaulnes.
Pour notre région, les entreprises Rombaux-Roland à Jeumont, Gaudier-Rembaux à Aulnoye, ont été très sollicitées.
La plupart des communes ont choisi leur monument dans ces catalogues par souci d'économie et par commodité.
Elles s'adressaient, en fait, à des entrepreneurs locaux, marbriers en général ou quelquefois simples maçons, qui, selon l'ambition du projet, proposaient les catalogues des grandes maisons et s'occupaient de reproduire le modèle choisi.
Selon les cantons, on retrouve les mêmes entreprises : Fiérain ou Dulermez dans la région d'Abbeville, Dessein ou Lechien à Albert.
Certaines de ces maisons existent encore et leurs descendants nous ont aimablement communiqué les catalogues d'époque qui nous ont été fort utiles pour nos recherches.
Pour des oeuvres originales, les communes avaient parfois recours à des artistes connus, Maillol, Réal del Sarte, Rodin.
Dans la Somme, le monument de Ault est l'oeuvre du célèbre sculpteur Paul Landowski (auteur entre autres oeuvres du Christ du Corcovado au Brésil) qui, dans une lettre adressée à la mairie le 26 novembre 1920 :
"accepte très volontiers d'exécuter [le monument] conformément à la photo choisie par le Comité, pour le prix global et forfaitaire de 15 000 francs."
Albert Roze, le sculpteur picard auquel nous consacrerons un chapitre, en a réalisé un grand nombre.
D'autres artistes régionaux comme Molliens ou Leclabart et d'autres de dimension nationale, Emmanuel Fontaine, Paul Auban (à Péronne), sont les auteurs d'oeuvres intéressantes que nous découvrirons chemin faisant.
La majorité des productions originales sont donc l'oeuvre d'artistes locaux.
Cet enracinement local est parfois la condition nécessaire pour pouvoir présenter un projet. Ainsi le concours organisé à Abbeville était réservé aux seuls artistes picards ; à Albert le concours ne concernait que les artistes installés dans la ville.
Parfois des raisons précises poussaient les communes à choisir tel ou tel artiste ; ainsi le beau monument d' Allonville est dû au ciseau du sculpteur Athanase Fossé originaire du village qui l'a offert à la commune comme l'atteste le devis estimatif de la mairie en date du 13 août 1920.
A Hangest-en-Santerre on a fait appel à Georges Legrand, sa femme étant du pays.
A Bougainville, c'est à la demande du donateur dont le fils a été tué à la guerre que l'on s'est adressé à Albert Roze, ami de la famille.
La commune de Saint-Léger-Lès-Domart a fait appel à un sculpteur français, Jean-Marie Mengue (1855-1939), pour la réalisation d'un soldat campé fièrement, les bras croisés, dont il n'existe que deux exemplaires en France. Le deuxième se trouve à Bagnères-de-Luchon, ville natale du sculpteur.
A Long, une délibération du Conseil municipal de 1919 nous apprend que le maire a fait appel à un jeune sculpteur de Paris, Georges Chauvel, officier démobilisé, ancien élève de l'école des Beaux-Arts, auteur des bustes du poilu et du général Mangin.
Le sculpteur fournira la même année un devis fort détaillé pour
"un monument au socle en marbre bleu turquin avec inscriptions et motifs de décoration en mosaïque d'or ... La partie avant du socle aura un bas relief représentant la mobilisation à Long ... sur le socle se trouvera un bronze représentant la France couronnant un soldat blessé ..."
Certaines grandes villes ont ouvert un concours d'artistes pour décider du choix de l'auteur.
Ainsi à Abbeville, lors de la délibération du 23 février 1920, le conseil municipal rappelle dans un premier temps les propos du Président de la République Paul Deschanel qui dédie
"à l'aurore de son septennat sa première pensée à ceux qui sont morts pour la Patrie".
Puis les conseillers décident d'élever un monument qui sera choisi par concours. 16 artistes, architectes et statuaires, déposeront leur projet.
La population, redisons-le, se sentait concernée par ces projets. Témoin cette lettre de deux abonnés du Pilote de la Somme qui, le 3 juin 1921, demande que l'on organise un référendum.
"Il nous semble en effet que tous les Abbevillois indistinctement sont intéressés plus que d'autres à cette grande manifestation patriotique, et que de ce référendum populaire sortirait la vision la plus compréhensible de l'exécution d'un monument de cette importance, et cette vision populaire n'est-elle pas plus exacte et plus juste que l'on ne croit généralement ?"
Le 20 juin 1921, les membres du jury (maire, adjoints, conseillers, sous-préfet, député...) choisissent Louis Leclabart, sculpteur à Amiens, par 11 voix sur 16 au premier tour. Ce sera le monument" Les Patrouilleurs".
A Péronne aussi on organise un concours.
C'est le sculpteur Paul Auban qui gagnera ce concours et réalisera le monument "La Picarde maudissant la Guerre", inauguré le 20 juin 1926.
D'après June Hargrove, le sculpteur a réutilisé le personnage central de son groupe "L'Epave", transformant la femme du pêcheur en une femme de soldat. (1). Ce monument se trouve à Nantes.
NOTE 1: June Hargrove, Souviens-toi, Mon Histoire, 1982.
A Montdidier, 32 projets furent déposés devant le jury où siégeait Albert Roze.
Ce sont André Japy et Alfred Tord, architectes parisiens, qui remportèrent le premier prix devant Ladmiral et Georges Roty qui réalisera le superbe monument d'Harbonnières.
A Rosières-en-Santerre le concours organisé par la municipalité fut remporté par le statuaire Auguste Carvin. Le jury classa deuxième le projet des architectes Chirol et Veniès associés au sculpteur Jules Déchin ; troisième celui de Louis Leclabart.
Rapportons, pour clore ce chapitre, une mise en garde du Préfet aux Maires du Département le 10 octobre 1922 :
"Il a été signalé à M. le Ministre de l'Intérieur que plusieurs monuments érigés en l'honneur des morts de le guerre étaient de fabrication allemande ".
Afin que pareils faits ne puisent se reproduire, M. le Ministre engage les municipalités ou groupements intéressés à spécifier dans leurs contrats avec les entrepreneurs, par une clause spéciale, que
" les monuments commandés ne doivent, en aucun cas, être de fabrication allemande."
Certaines communes respecteront à la lettre cette clause.
Ainsi à Rethonvillers, le conseil municipal, concluant un marché de gré à gré avec Jules Delvienne marbrier à Le Cateau, termine sa délibération du 11 septembre 1923 par cette phrase :
" En aucun cas le monument commandé ne sera de fabrication allemande".
Même constat pour le monument de la commune de Athies. L'entreprise Rombaux-Roland précise dans son contrat du 5 août 1924 :
"Origine de la marchandise : l'entrepreneur certifie que la matière première employée à la fabrication de ce monument, de même la main-d'oeuvre, ne sont pas d'origine allemande".
et pour ceux de Marquivillers, de Bayonvillers, comme en témoignent les devis établis par les Marbreries Gourdon ou l'entrepreneur Désiré Jeannot.
Les matériaux utilisés pour l'édification des monuments sont ceux de la construction funéraire traditionnelle.
Le pierre et le métal sont largement utilisés. Les municipalités ont choisi les matériaux de construction en tenant compte du symbolisme qui leur était attaché.
Si les monuments sont en pierre, en bronze ou en métal, c'est que ces matériaux sont résistants aux intempéries. Et comme le dit Olivier Descamps (op.citée) ce sont des matériaux "nobles".
La pierre est liée au symbole de l'immortalité, de la pérennité.
La pierre d'Euville, résistante aux intempéries et facile à travailler, sera la pierre sollicité par les sculpteurs et les marbriers.
Le granit est également utilisé, car c'est la pierre la plus dure et la plus résistante.
Moins résistant que le granit, le marbre symbole de l'éternité, sera employé plutôt pour la réalisation de plaques commémoratives.